Les Chroniques d'Arkhan

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Celui qui avait toujours froid

l arriva à Eorl par une chaude soirée de la Lune de l’Elfe, alors que les gens prenaient leurs aises, en bras de chemise sur les chaises et les bancs tirés devant leur porte, dans la nuit qui les mastiquait avec son noir amolli. Il vint de la direction de Liostaran, celle du cimetière. On le vit passer au beau milieu de la rue et chacun crut sincèrement le rêver tant il paraissait léger, semblable à un vêtement creux : braies et veste rapinées par le vent sur une corde à sécher et emportées droites tel un homme vide. Aucun de ses pas ne claquait ; à vrai dire, de sa marche raide et saccadée, on n’entendait rien, à lui croire des sabots de feutre. Pas un os ne lui craquait alors qu’il montrait une silhouette de vieillard en bout d’usure dont la carcasse, qui a pris du jeu, gratte ou coince. On se questionna de porte à porte, savoir si quelqu’un le connaissait. Non, cette allure de mécanique muette ne ressemblait à aucune des façons d’aller des vieux de Eorl ou d’ailleurs des environs. Un curieux l’interpella : il ne tourna la tête ni ne répondit, comme s’il ne passait pas là. Un gamin méchant lui jeta une pierre : il dut la recevoir mais fit comme si de rien n’était, tel un insensible. On le hua en choeur, pour voir si, à tous, on pouvait l’impressionner : il continua indifférent. Alors, devinant le pire, une bonne femme superstitieuse fit vite rentrer ses enfants et referma sa porte à clef. Les hautes paroles de tous devinrent une houle de murmures inquiets. Ainsi fut-il accueilli et tout de suite ombré de mystère. Mais il savait où aller puisqu’il trouva l’auberge sans le demander.

eux qui, dans l’auberge, buvaient cidre et fumée, ne lui prêtèrent d’abord aucune attention. Il s’assit dans un coin de la cheminée, face à l’âtre où étaient des bûches empilées, heureusement sans flamme car le moite de l’été étouffait la salle. Mais il se pencha vers elles, se tendant raide comme pour s’y chauffer et se déglacer le corps et les mains. Là, on le regarda avec ébahissement. Lui, avait l’air de ne se soucier de personne au monde. On remarqua qu’il était revêtu de plusieurs vestes superposées qui ne le grossissaient pas pour autant. Celle du dessus, d’une mode ancienne et périmée, était au moins vieille d’un siècle, avec des trous recousus et pas mal de moisissures çà et là ; de la terre aussi, sur le dos, le train et partout où le corps se pose pour se reposer. On comprit qu’il dormait sans lit. Quant à son physique, il était rien moins qu’os et peau. Son visage frappait tel un cauchemar, car ses lèvres minces, écartées et comme soudées aux gencives, laissaient voir toute sa dentition, ou du moins ce qu’il en restait : une dent sur trois. Les tendons de sa mâchoire crispée lui faisaient des rides en relief. Ses doigts étaient semblables à deux petits bouquets de roseaux secs. Quant à son reste d’homme, il devait être terrible à voir nu. Il tendait les bras à croire vraiment qu’il y avait là un feu vif, et se laissait grelotter de partout. La petite servante alla lui demander ce qu’il désirait boire ou manger. Aussitôt qu’elle eut vu de près sa peau cireuse et ses yeux déteintés tels des billes laissées à la pourriture de toutes les pluies, elle se mit à trembler à son tour, mais d’un subit coup d’émotion. Il ne chercha pas à la rassurer : il tourna seulement un rien la tête vers la proche étagère aux alcools et lui montra, du menton, une bouteille à l’écart, mi-gorgée de cerises qui suaient leur goût dans l’eau-de-vie. Encore toute pâlichote de ce qu’elle venait de voir, la servante revint poser le verre à côté du vieux, puis s’éloigna de lui si vite que, de loin, tous crurent qu’il menaçait de lui pincer le cotillon, ce qui les rassura un bref instant. On le vit alors plier un de ses bras rouillés, prendre le verre, le lever dans un mouvement d’automate et, houp ! le vider d’un trait sans ouvrir plus les lèvres, ni faire tressauter de plaisir sa pomme d’Adam, qui resta immobile. Tout en buvant, il n’avait cessé de grelotter et, après, il grelotta de plus belle à croire qu’on lui avait servi de la glace. Enfin, il mit une main dans sa poche : geste de payer que la servante refusa en faisant vigoureusement non de la tête. Il eut une sorte d’étonnement figé, mais ne remercie pas : il se leva, traversa la salle sans laisser un seul bruit, et sortit sans plus bonjourer la compagnie qu’il ne l’avait fait en entrant. Alors, la servante affirma tout haut avoir vu un mort revenu, et qu’à une âme en peine, on ne demande jamais le moindre sou, sinon, l’accepter serait acquiescer de le rejoindre sous peu... Ce qui m’a le plus retournée, avoua-t-elle ensuite, en écrasant une larme d’après-peur... c’est les petits trous que les vers du cimetière ont fait partout dans le cuir de son visage desséché... Quelqu’un au nez fin renifla l’air et fit un tel " pouah " que tous humèrent à leur tour cette puanteur de résine fétide qui est notre parfum d’après-vie.

ien sûr, on ne le revit pas de la journée du lendemain. Il ne se serait jamais risqué au jour ! Et le soir, à la même heure, il revint au village, toujours par la route du cimetière ; mais il n’y avait plus personne dehors à s’aérer et à badauder la nuit. Il entra à l’auberge comme chez lui : s’assit au même endroit que la veille et, grelottant, fit mine de se chauffer aux bûches éteintes. Il ne cherchait pas à cacher son dos moisi par le fond de son cercueil. Et, à bien juger la forme de sa veste à rubans, les courageux vivants qui étaient là pensèrent que ce devait être un défunt en peine depuis au moins les Années d’Effroi... La servante s’était enfuie dès son arrivée. Avertie, la patronne remplit en tremblant de tous ses doigts un plein bol de cerise, qu’elle prit le risque d’aller déposer, encouragée par tous les clients anxieux, à côté du re-revenu. Une fois qu’il l’eut vidé, sans être grâce à cela réchauffé, il montra qu’il voulait payer. L’aubergiste lui refusa de loin avec un geste de répugnance à l’argent, qui dut lui coûter, elle qui n’avait de goût que pour ce métal-là. Il sortit avec, pour la première fois sur le visage, une grimace victorieuse et narquoise envers la société. Personne n’en prit ombrage et chacun admit que, chez les morts, c’était la façon de se montrer heureux. L’auberge y perdit encore une fois deux lüns...

e prêtre de Luksos, prévenu, mit le surplis et l’étole des grands événements et marmonna sans tarder des prières par bottes de douze jusqu’à plus souffle, pour le salut des âmes en peine. Mais la terreur rentra dans chaque famille, attisée par les incessantes histoires de revenants que les aïeuls racontaient en les aggravant de témoignages personnels. Quelqu’un parla de grignoteur de chair humaine ; un autre de charognard d’âmes fraîches. Bref, dès la tombée du jour, les vivants s’enterraient comme des morts.

l continuait à revenir chaque soir à l’auberge où il trouvait toujours une pleine bouteille d’eau-de-vie avec sa poignée de cerises dedans, sans jamais une de moins. Elle l’attendait au coin du feu, allumé et gaillard en chaleur. Mais il grelottait toujours. Le froid des morts ne voulait pas quitter son faux-semblant d’homme encore sur terre. Maintenant, on lui laissait la salle pour lui seul. Liostaran lui appartenait en entier. Il aurait pu demander la lune, on aurait tout mis en oeuvre pour la lui faire dégringoler du ciel.

ais les hommes sont les hommes. Le plus hardi en gueule parla de paix nocturne. Les autres l’écoutèrent et la voulurent à nouveau. Chacun chez soi, proclama-t-il, et sans doute cria-t-il : " Mort au mort ! " car on décida de faire comme ça. Ceux qui d’habitude ne ressentaient du courage se joignirent à ceux qui en éprouvaient et tous, pour une fois d’accord, décidèrent de montrer à ce mort-là qu’ils en avaient assez d’entendre par sa faute leurs enfants crier de peur toute la nuit et leur femme glousser d’angoisse au lit, ce qui les entraînait à en faire autant. Et puis, de laisser aller celui-là à sa guise, n’était-ce pas encourager les autres à sortir de tombe à leur tour ? Qui savait ? Cela pouvait se dire dans les cimetières d’ailleurs jusqu’à Xanter et Galbaq ; plus loin encore peut-être !…Alors, il ne manquerait plus que des milliers de défunts reviennent parader dans la rue du village déjà si étroite pour les vivants et vident à l'auberge, et chez les gens, toutes les réserves d’eau-de-vie de cerise afin de chercher à se réchauffer ! Certes, on ne pouvait pas tuer celui qui venait puisqu’il était déjà mort, mais, en frappant sec, on pouvait le décourager et lui faire comprendre de ne plus revenir là.

e soir décidé, on le laissa aller à l’auberge où il trouva et but son content d’alcool préféré ; on lui en déposa même le double afin qu’après coup, il comprenne qu’on ne lui reprochait pas la boisson mais sa présence. Seulement, une fois ressorti, dix hommes le suivirent de loin, se rapprochant peu à peu afin de le rattraper après la dernière maison et avant qu’il ne s’efface dans le mur du cimetière. Le mort faisait celui qui ne se doutait de rien, mais il saccadait de plus en plus rapidement sa charpente d’os creux afin d’aller vite cuver là-bas sa griserie dérobée à ceux qui respirent. A l’orée des champs, deux cents mètres avant le cimetière, le plus hardi des justiciers poussa un tel cri d’attaque, à la fois si bruyant de désir et si noué de retenue qu’il aurait dû alerter le mort. Mais celui-ci ne se retourna pas, tant il était pourri d’oreilles. En rien de temps, voilà les dix hommes qui abattent leur trique rude : qui sur la tête, qui sur l’échine, qui sur les bras et partout sur le vieux cadavre tombé à terre au premier coup. Il ne partit pas en poussière, ni ne disparut en rien. Non, il s’écroula, geignant, soudain sensible à la douleur, tel un vivant ! Alors, s’arrêtant net, tous l’écoutèrent, bouleversés à manquer de souffle.

ou...quoi ?...Pou...quoi ?...
...gémissait et grelottait le vieux vagabond, ce sourd et muet, froid des humains à force d’être rejeté depuis toujours de chaque village de Moldaer, à cause de la peur que son allure macabre faisait aux enfants et de sa chronique puanteur de jamais lavé ; état contre lequel il ne pouvait rien puisque c’était sa façon d’être.

ou...quoi ?...Pou...quoi ?...
...pleurnichait-il, se grelottait-il, sous les giclées de son sang qui se perdait par son crâne quasi fendu, sur son visage à présent horrible d’une barbe de vie.

ais, éperdu d’incompréhension, il ne s’apercevait peut-être pas de sa soudaine voix miraculée qui sortait enfin neuve de sa gorge tout juste remise en place par les chocs et la souffrance.

ourquoi ? Pourquoi ?

es meurtriers du bon droit auraient donné leur vie pour devenir sourds à leur tour et ne plus entendre l’imploration de ce vieux traînard qui, n’ayant jamais été nulle part chez lui, avait enfin trouvé chez eux un généreux accueil de charité, au point d’obtenir gratuitement bouteille ouverte à l’auberge, ce qu’il n’aurait même pas oser rêver avant...

ourquoi ?...
...répétait-il faiblement, ne comprenant pas, lui, sans malice, pris pour un de ceux d’en dessous tant il n’appartenait déjà plus, d’allure et de contact, à l’humanité vivante.

our...quoi...a...eu...eu...

t, pour de bon, il se joignit aux âmes des défunts.

Alcandre,de Sioleth

 

GAROU 2001